L'ARBRE A TIROIRS par Hubert de Champris
La chronique anachronique de Hubert de Champris | |
On a lu il y a peu que le valeureux et vaillant Sébastien Lapaque, qui court les rues à l’égal d’un Bernanos en plus ramassé et semble habité de la même flamme, avait été lors d’un cocktail souffleté par un Jean d’Ormesson offensé. Nonobstant toute considération sur la forme, on louera toutefois ce dernier. Revenant sur son roman Au plaisir de Dieu, il nous énonça cette vérité première laquelle, lorsqu’elle est perçue, assimilée, travaillée jusqu’à ce qu’elle en devienne une obsession, signe le véritable écrivain et la conscience qu’il doit avoir de son noyau constitutif : avant Dieu, c’était le temps qui en était le héros. Certes, en bonne métaphysique, Dieu demeurait premier en tant précisément que créateur de l’espace et du temps, et l’écrivain – ce créateur de second ordre – n’était pas sans certaines accointances avec Lui puisqu’il aspire mutatis mutandis à rejoindre par les lignes cette éternité que, dès le départ, nous n’aurions jamais du quitter et dont il s’efforce à retrouver la senteur, ce bonheur immobile qui se confond avec les béatitudes. Mais, que voulez-vous, engagé dans l’Histoire, les pieds sur terre, l’homme de lettres (et vous avez noté qu’il n’y avait lieu de distinguer cette espèce-là de son synonyme d’écrivain) fait avec ce qu’il a – le temps – cette matière première chérie et abhorrée à la fois dont il a fini par comprendre qu’elle ne deviendrait la source de toutes ses richesses qu’en l’habitant. Oui, habiter le temps, s’y abriter, s’en occuper en occupant son espace ; s’en extraire de temps en temps, le regarder alors de haut comme une animal malfaisant, de loin comme une époque maudite dont on conjure le retour, toujours avec ce sentiment qui s’approche de la miséricorde et qui a nom : commisération. C’est là la nostalgie malheureuse. Quant à la celle qui s’applique au passé bienheureux, nous l’appellerons nostalgie du futur puisque son objet même réside non dans l’ambition de sa reconstitution ou de sa commémoration, mais dans sa réitération. Toute littérature en vérité alterne avec plus ou moins de talent, voire de génie, entre ces deux cheminements. Amis lecteurs, cette entrée en matière – dans la matière du temps, vous l’avez saisi – pour vous dire que la vie littéraire n’est probablement pas tout à fait celle qu’en cette expression vous croyez entendre. L’adjectif « littéraire » pourra être compris comme un complément de nom, un génitif objectif (la vie de la littérature) et un génitif subjectif (la vie, la vraie vie en sa dimension littéraire ou, plus précisément, en ce qu’elle est, ou doit être liée de façon consubstantielle à la littérature). La vie nous devra avoir un air, un bon air littéraire. C’est dire que la littérature est ici le contraire de ce que le vulgus pecum entend lorsqu’il emploie l’expression : « oh ! ce n’est que littérature ! », manière de dire que c’est du pipeau, du sentiment, du féminin, du subjectif et du faux. La littérature, c’est la réalité, mieux : la vérité du réel mais mise en forme. C’est dire aussi que la littérature, le sentiment du littéraire, la saisie de l’éphémère, l’acharnement avec lequel, vaille que vaille, l’écrivain s’efforce de le prolonger jusqu’à nourrir l’ambition (quand bien même ce ne serait que noble illusion) de l’immortaliser ne se lovent pas uniquement dans le genre – bien souvent le mauvais genre – du roman. A l’examen, c’est avec dilection qu’ils se nichent dans le genre de l’essai, du récit, du document, de la monographie, de la biographie, que nous savons-nous encore… (1) Jack Forget, L’Arbre à tiroirs - Août 1954-, France Univers, 143 p., 19 €. |
L'ARBRE A TIROIRS par Cécilia Dutter
Vient de paraître :
Jack Forget, L’Arbre à tiroirs, Août 1954,France Univers, 144 pages, 19 euros
Août 1954, à dix ans Paul bascule brutalement dans le monde des adultes. L’enfance est morte. Son père l’a tuée en voulant se tuer. Tentative de suicide rattrapée in extremis par les pompiers. Calmants et électrochocs. Jean ne sera jamais plus le même. Sa vie durant, il errera dans la brume, désormais incapable d’être chef de famille.
Irène, la mère, n’est pas armée pour affronter le choc. Elle s’en remet au fils sur qui reposeront en grande partie le quotidien et la prise en charge de ce mari dépressif sans cesse hospitalisé. Mère indigne ? Sans doute. En tout cas, mère mal-aimante, maltraitante par lâcheté. Et par égoïsme. Paul trouvera heureusement un peu de réconfort auprès de Célestine et Firmin, grands-parents d’autrefois, gens simples et bons. Mais ils habitent Trouville. Leur maison, havre de paix, est trop loin de Paris où il grandira. Les aïeuls vieillissent. Bientôt, le garçon ne leur rendra plus visite qu’au cimetière.
Enfant des années 50, la rue fera son éducation. Drouot, les Halles, la débrouille, Marthe la fleuriste qui le prend sous son aile, le muguet de mai qu’on vend à la sauvette aux prostituées du quartier Montparnasse… Autant de souvenirs qui se bousculent. Si la mémoire les restitue intacts, la plume ne leur fait aucun cadeau. Jack Forget évite le pathos. Il les égrène comme s’il était extérieur à cette jeunesse volée : la sienne. Sans foi ni loi, le héros avance. Volontaire et surdoué, il construit seul sa vie. Il y aménage des tiroirs dans lesquels il consignera plus tard les événements qui la composent. Celui d’avant le suicide traumatique du père demeurera presque vide. Malgré tous ses efforts, Paul peinera toujours à le remplir. « Il a été greffé sur un autre enfant, tronc mort en 1954, victime d’une enfance assassinée ».
Grâce à une neutralité distanciée de ton, l’auteur ne tombe jamais dans l’écueil de l’apitoiement sur soi-même. Il parvient à faire de ce récit autobiographique, un roman fort, parfaitement maîtrisé.
Cécilia Dutter